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Journal n°53 de Rives et Dérives / février 2014

Des cabanes adorables

Curieux mois de février, entre chaud et froid... Il y eut d’abord l’annonce de la reprise de la librairie Arthaud par l’éditeur Rue des écoles. En voilà une bonne nouvelle ! Il est plus que triste de voir disparaître des librairies, et fleurir à la place des magasins de vacuités...
A noter que la librairie Arthaud a bénéficié d’un vrai élan de solidarité de la part de ses clients, et sans doute au-delà de ce cercle. D’autres librairies espèrent survivre, comme la librairie des Volcans à Clermont-Ferrand dont les salariés ont déposé un projet de reprise sous forme de Scop. Il s’agit là aussi de sauver une aventure de plusieurs dizaines d’années.
Se battre pour que vive le livre et contre ceux qui décidément ne l’aiment pas.
La fièvre de février, nous la devons ainsi à l’inénarrable président d’un parti de droite (je n’ai pas envie d’écrire leurs noms).
Il nous a récemment en effet beaucoup fait rire avec ses mises en cause ridicules d’un album dont il a au passage décuplé les ventes.
Mais derrière le rire, la colère et l’inquiétude. Rappelons-nous ceci : la pire frange de la droite - droite réactionnaire, extrême-droite – déteste la culture et les livres.
Elle les brûle, les fait disparaître. Dans le sud-est, à la fin des années 90, quand le FN ou assimilé s’est trouvé à la tête de municipalités, des élus ont fait pression sur des bibliothécaires pour supprimer des livres de leurs collections. Je vous laisse imaginer lesquels.
Effet vertueux de tant d’ignominie, les acteurs de la littérature de jeunesse ainsi violemment attaquée (elle déprave les enfants, promeut la lutte des classes... quoi d’autre ?) ont brillamment réagi. Des milliers d’auteurs-illustrateurs sont montés au créneau, ou plutôt au tableau, dessins et bons mots à l’appui pour faire valoir la liberté d’expression. Et sanctionner la bêtise.
Je ne peux passer sous silence, à la fin de cette période un peu folle, l’intervention de Christian Bobin dans l’émission La Grande librairie. Tant de ferveur dans le regard, tant d’intelligence incandescente. Quand il a parlé des livres comme de « cabanes adorables », j’ai senti l’immense forêt des mots, la voûte étoilée emplie de lignes, et la chaleur des corps bien à l’abri, protégés par la littérature. Que les constructeurs de cabanes poursuivent leur œuvre en toute liberté !

Danielle Maurel

À demi-mots

Confiteor
Jaume Cabré, éd.Actes Sud — 26 €


Adrià Ardevol n’a jamais été enfant, embarqué dans les projets de son père de faire de lui un érudit en langues (dont l’hébreu, le sanskrit et l’araméen) et le rêve de sa mère de le voir devenir un violoniste célèbre. C’est un violon qui sera le témoin de sa vie, de son amitié indéfectible pour Bernat Pensà, de sa difficile prise de conscience du vrai visage paternel, de son amour et de sa rupture avec Sara, l’amour de sa vie. Et pas n’importe quel violon ! Un Storioni du 18e siècle, fabriqué à partir d’un bois rapporté par un « chanteur » après bien des péripéties dramatiques, prétexte d’un assassinat qui lui vaudra son nom (le Vial), objet des pillages nazis et instrument de vengeance.
Jaume Cabré nous embarque sur un fleuve tumultueux qui traverse l’Europe, de la Catalogne à l’Italie et aux camps d’extermination nazis, de la fin du Moyen-Age à la deuxième moitié du 20e siècle. Le cours de ce fleuve est loin d’être linéaire, ses flots sont capables de remonter le temps et de se mêler d’époque en époque. L’Inquisition, la Shoah, le Franquisme, le Nazisme ne sont qu’une seule et même réalité à tel point que les patronymes sont réversibles et les situations interchangeables.
Plonger dans ce livre et se laisser entraîner sans résister à ses courants et contre-courants, c’est en sortir secoué et enrichi.
B. A.

Monde sans oiseaux
Karin Serres, éd. Stock La Forêt — 11,88 €


« Petite boite d’os » la fille du pasteur nous conte sa vie dans un village rescapé du déluge. C’est un univers fantastique, imaginaire et pourtant tellement proche du réel.
Les maisons sont sur pilotis équipées de roues pour les sortir de l’eau en cas d’immersion. Pour se nourrir les habitants élèvent des cochons transgéniques, rose fluo (pour mieux les surveiller) et amphibies (croisés avec des lamantins) pour vivre dans ce monde aquatique. Elle va trouver l’amour avec Joseph que l’on soupçonne de cannibalisme à tort, ils auront un fils Knut. Joseph va l’initier à la pêche et lui décrire les oiseaux qu’elle n’a pas connus ; lorsqu’elle est née, ils avaient disparu du ciel. Il lui montrera comment plonger dans le lac qui est devenu le cimetière liquide du village. Tout se déroule de façon burlesque, dans une ambiance de fin du monde, violente, putride, mais qui laisse de la place à la tendresse, à l’amitié et aux rêves. La vie passe trop vite, s’écoule sans que « petite boite d’os » prenne conscience du temps qui passe et nous laisse songeur quant au devenir de notre monde actuel.
Ch. G.

En vieillissant les hommes pleurent
Jean-Luc Seigle, éd. J’ai lu – 6,40 €


1961. Par une chaude journée d’été qui constitue la temporalité de ce roman, les vies d’une famille basculent sans prendre garde. Sur fond de guerre d’Algérie, pourtant bien loin de Clermont-Ferrand, Jean-Luc Seigle raconte ce passage à la modernité et à la société de consommation auxquels tous ne sont pas prêts.
Mais la modernité n’est pas que fournitures, elle est aussi la rupture du monde de la terre contraint au travail en usine, s’agrippant malgré tout à ce passé si proche et pourtant déjà si loin. Elle est aussi le déni de ces soldats de la ligne Maginot. La modernité c’est également l’incompréhension d’un père et d’une mère face à un fils qui lit. Personne n’a jamais lu dans cette famille, alors pourquoi lui ?
La vieillesse, la sensibilité des hommes, les corps, l’histoire et le rapport aux mots et à la littérature sont décrits avec une langue magnifique qui conduit le lecteur à poser le livre pour savourer tout en souhaitant poursuivre ce très beau roman.
Y. M.

La garconnière
Helène Gremillon, éd. Flammarion – 20 €


En 1987, à Buenos Aires en Argentine, sur fond de dictature, Vittorio psychanalyste découvre sa femme morte au pied de chez elle et est accusé du meurtre. L’une de ses patientes alcooliques, Eva Maria qui a subi le traumatisme de la disparition de sa fille Stella, est certaine de son innocence et décide de l’aider. Ses investigations vont révéler la vérité sur leurs vies et embarquer le lecteur sur différents scénarios concernant le meurtrier jusqu’à la vérité. Comme dans Le Confident ce roman est construit comme un thriller et renvoie à un secret d’enfance.
Le psychanalyste amoureux a-t-il voulu se séparer de sa femme maladivement jalouse, se venger de ses relations extraconjugales ? Jusqu’au bout tout est possible dans un habile « méli-mélo » entre le travail réel du psychanalyste et la névrose de sa femme le lecteur se laisse conduire et surprendre jusqu’au bout. Très bien mené.
J. B.

La saison de l’ombre
Léonora Miano, éd. Grasset — 16,15 €


Au cœur de l’Afrique subsaharienne précoloniale, juste avant le choc de la rencontre avec l’Europe, 10 jeunes gens et deux anciens disparaissent à la suite de l’incendie qui détruit leur village. Un début d’explication sur ces évènements sera donné par de très belles figures de femmes, courageuses, vaillantes et curieuses qui partent à la recherche des hommes perdus. C’est un drame qui se joue entre des communautés voisines, différentes, ne se connaissant pas, imaginaires, mais largement inspirées des peuples bantous d’Afrique centrale. Avec beaucoup de sensibilité et des talents de conteuse, Léonora Miano tente d’analyser les sentiments de ceux qui ont perdu des êtres chers, de ceux qui furent capturés ou obligés de trouver refuge sur une autre terre, sans comprendre exactement ce qui se passait. Elle nous restitue la spiritualité, l’art de vivre, la parole et les gestes de ces tribus de l’intérieur des terres qui vont être bouleversées par l’arrivée des blanc « hommes aux pieds de poule » et la violence engendrée par la mise en place de la traite négrière. Elle rend toute son humanité au peuple des brousses embarqué dans cette tragédie.
Ch. G.

Il pleuvait des oiseaux
Jocelyne Saucier, éd. Denoel — 16 €


Une journaliste enquête sur les grands incendies du Nord de l’Ontario. Elle est à la recherche d’un témoin Ted Boychuch. Elle atterrit dans une espèce de communauté de vieux reclus tranquilles et hors du monde. Ils l’accueillent avec méfiance… Ted vient « de tirer son chapeau » grâce à « la boite de sel », celle qui met fin à leur jour quand ils le décident et c’était le moment pour Ted. Car ici ce qui est important c’est leur liberté pour leurs dernières années, personne pour les inquiéter ou les perturber. Mais un jour, arrive une vieille dame, Marie Desneige, une rescapée d’un hôpital psychiatrique, elle est fraiche et un peu fofolle, elle trouve vite sa place au sein de cette communauté où il existe une grande solidarité. Elle chamboule un peu tout et les deux vieux se font à cette nouvelle présence.
Tandis que la journaliste continue ses recherches et trouvent les peintures de Ted illustrant toute la tragédie des incendies, Marie Desneige va aider avec sa sensibilité exacerbée à décrypter toutes ces œuvres?
Un grand moment d’émotion que ce livre qui parle d’un sujet d’actualité, le droit de vieillir dignement.
M.-N. C.

Corps et âme
Frank Conroy, éd. Folio — 9,40 €


Claude a 6 ans, peut-être 7. Il ne sait pas qui est son père. Sa mère, chauffeur de taxi dans le New York de la guerre, l’enferme dans leur taudis en partant travailler. Il ne va pas à l’école mais découvre dans le noir de sa « chambre » un piano de bastringue désaccordé qui va devenir son terrain de jeu. Monsieur Weisfeld, le marchand d’instruments de musique du quartier, lui-même musicien dans une vie antérieure, va lui faire prendre conscience de son don et lui ouvrir les portes de l’apprentissage, de l’éducation, de l’ouverture au monde en lui permettant de rencontrer les meilleurs professeurs, compositeurs et chefs d’orchestre. Et lui-même rencontrera le rythme du jazz, bouleversement musical majeur de cette période.
La Musique, le Jazz, la composition, l’interprétation, l’oreille, les sentiments et les sensations sont le cœur de ce roman foisonnant de personnages réels ou de fiction qui nous fait entrer dans la création musicale et l’histoire new-yorkaise des années d’après guerre.
J’ai refermé à regret ce splendide roman.
B. A.

Alphabet City
Eleanor Henderson, éd. Sonatine — 22 €


Vermont-USA, 1987. Jude et Teddy sont deux adolescents que l’ont qualifierait de « décrocheurs ». Pas de père présent ou connu, des mères absentes ou dépassées, le shit ou les vapeurs de tout ce qui peut se respirer. La mère de Jude file le verre ; elle est surtout connue pour ses bongs dont la vente assure la vie quotidienne.
L’histoire ne se raconte pas. Elle est dense, et met en scène des personnages à la recherche d’eux-mêmes, de leurs origines, d’un mode de vie. Elle raconte aussi une histoire de New-York à la fin des années 80, celle du Lower East Side et en particulier d’Alphabet City ainsi dénommé à cause de ses avenues A-B-C-D : quartier de junkies et de SDF, quartier de l’épanouissement du courant punk radical,de ses inventions musicales et de sa violence permanente.
Histoire de mort et de vie, de la fin de l’idéal hippie et des débuts du sida,
des errances et des tentatives de se recréer un cocon familial de trois jeunes gens sans racines, le premier roman d’E. Henderson est une réussite.
B. A.

L’État du ciel
Pierre Péju, éd. Gallimard - 18,50 €


Comme souvent dans ses romans, Pierre Péju tisse par la fiction des liens entre le visible et l’invisible, le réel et la mythologie. Ici, l’histoire commence dans un chaos général : sur la terre comme au ciel. Les dieux sont en errance, et les anges, désormais sans emploi, perdent peu à peu leurs pouvoirs. Raphael décide alors d’accomplir par lui-même un minuscule miracle auprès d’un couple qui est en souffrance depuis 6 ans. Un accident terrible, en effet, a plongé Nora dans une tristesse insondable. Elle, qui s’adonnait corps et âme à la peinture, trouve refuge dans la forêt et ne fabrique plus que des créatures difformes à partir de papiers froissés. De son côté, Mathias est médecin obstétricien humanitaire… et se heurte à sa propre impuissance face au malheur de sa femme qui creuse entre eux une distance plus grande chaque jour. Avec la complicité de l’ange Raphael - Pierre Péju met en œuvre le sauvetage de deux êtres passeurs de vie. Réflexions sur l’art, le temps, sur le couple et la parentalité, notamment, l’écrivain philosophe aborde à travers ces personnages des thématiques qui lui sont chères. Par une somme d’indices, il rend également hommage à Albert Camus et nous transporte dans un sillage d’espérance.
V. C.

Prières nocturnes
Santiago Gamboa, éd. Métailié — 20 €
Roman politique et intime à la fois, Prières nocturnes fait entendre la voix d’un frère et d’une sœur, liés par un amour fusionnel qui ne réuss it pas à les sauver de la catastrophe. Manuel vient d’être arrêté à Bangkok pour trafic de drogue, et risque la peine de mort. Touché par la confession de ce jeune Colombien, un diplomate se met en quête de sa sœur Juana, disparue de Bogota depuis plus d’un an et que Manuel espérait retrouver. La première partie du roman est placée sous le signe de la confession du jeune étudiant en philosophie. Il raconte une enfance étouffée par le conservatisme de ses parents, petits-bourgeois étriqués, par une société violente qui n’offre que le néant alors qu’il cherche l’esprit, et le trouve heureusement dans les livres. Par la suite, c’est la parole rageuse de Juana qui prend le dessus, expliquant sa fuite au Japon puis en Iran. L’intrigue nous plonge dans une Colombie violente et angoissante, celle de l’époque récente du président Uribe, dont la lutte contre les FARC cache une entreprise répressive globale, un nettoyage social sur fond d’arbitraire, de crime d’état et de pouvoir des paramilitaires.
D. M.

Autres plaisirs

La fabrique du monde
Sophie Van der Linden,
éd. Buchet Chastel — 13 €
Mei a 17 ans, elle est ouvrière et travaille à la chaine à une cadence inhumaine, sous l’œil oppressant d’un contremaitre ! Lors de ses rares heures de repos, Mei lit et relit un livre que sa grand-mère lui a donné. Pendant la période de Noël, elle ne rentre pas chez elle, et se retrouve seule à l’usine ! Une belle histoire s’en suit avec le nouveau contremaitre.

Faillir être flingué
Céline Minard, éd. Rivages — 19 €
Véritable western, prêt à être filmé. Dans la grande prairie de l’ouest plusieurs groupes convergent vers une ville en devenir. Un chariot tiré par deux énormes bœufs, des voleurs de chevaux, des tribus indiennes, des chasseurs de primes, des éleveurs. Dans la ville, un saloon, ses filles et ses parties de poker. Violence et chamanisme, suspense jusqu’au dénouement.

Le poids des secrets
Aki Shimasaki, éd. Babel — 5x6 = 30 €
Tsubaki-Hamaguri-Tsubame-Wasurenagusa-Hotaru
Cinq merveilleux courts romans dominés
par un tremblement de terre destructeur (Kanto-1923) et la bombe atomique
(Nagasaki-1945), épisodes dramatiques qui vont bouleverser et devenir les fondations
de la vie de Mariko et de sa famile. Le secret, les secrets, la culpabilité, sont au cœur de ces récits où la vie prend cependant toute sa place.

Immortelles
Laure Adler, éd. Grasset — 19 €
Sur fond mouvementé des années 70 (séminaires de Lacan, clinique de La Borde, Deleuze et Guattari, festival d’Avignon, communautés...) la narratrice raconte les moments forts qu’elle a vécus dans sa jeunesse avec trois femmes aux destins malmenés (pères absents, mères instables ou fragiles) qui ont traversé sa vie et l’ont façonnée à travers une amitié inaltérable.

La Maison atlantique
Philippe Besson, éd. Julliard, 19 €
Un jeune bachelier passe quelques jours avec son père dans leur maison familiale au bord de l’atlantique. L’occasion de se rapprocher, eux si distants l’un de l’autre, le fils n’aimant pas le côté séducteur du père. Un jeune couple s’installe dans la maison voisine. Le jeune homme est saisi d’ un douloureux pressentiment.

Buvard
Julia Kerninon, éd. Le Rouergue — 18,80 €
Jeune étudiant journaliste passionné par Caroline N. Spacek, Lou réussit à obtenir une interview, alors que son auteur favori vit recluse dans sa propriété en Angleterre. Est-ce l’ingénuité de Lou qui permet à CN. Spacek de s’abandonner patiemment ? Le temps s’écoule, une relation de confiance permet à l’auteur de livrer tous ses ressorts
de création.

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