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Journal n°54 de Rives et Dérives / avril 2014

Choses qui annoncent le printemps

J’aime beaucoup les Notes de chevet, cet inventaire quotidien de Sei Shonagon, une dame de compagnie de l’impératrice dans un Japon très très ancien. Il paraît que ce texte appartient au genre littéraire du zuihitsu. Un art de la liste, porté par une attention minutieuse à ce qui compose les jours et façonne les élans du cœur.
En revisitant des émotions récentes nées de la vie des livres, m’est venue l’envie de coucher sur le papier certaines choses marquantes.

Choses qui affligent.

Une publicité reçue par e-mail d’une « librairie » (disons d’une chaîne de librairies) proposant comme sommet du bonheur littéraire un dîner – très coûteux – en compagnie d’un inénarrable commentateur sportif.
Un reportage télévisuel sur le Salon du livre de Paris s’éternisant sur les joies de l’auto-édition.

Un autre braquant les projecteurs sur deux ou trois grands succès de librairie, mettant l’accent uniquement sur l’aspect commercial.

Choses qui rassurent.

À l’envers de cette paresse consensuelle, le prix des Libraires attribué à Kinderzimmer, le très beau livre de Valentine Goby, un texte éprouvant, exigeant, magnifique.
Les 43 000 euros récoltés pour sauver la librairie Les Volcans à Clermont-Ferrand, et les centaines de soutien apportés.
La sélection de Sauf les fleurs, le roman de Nicolas Clément* au Festival du premier roman de Chambéry, rappelant que les 3000 lecteurs-sélectionneurs ignorent la facilité et l’air du temps.

Choses qui mettent en joie.

L’arrivée du printemps.
L’arrivée imminente du Printemps du livre 2014.
Danielle Maurel

* Reçu à la librairie La Dérive le 28 février 2014

À demi-mots


Ceux qui reviennent
Maryline Desbiolles, éd. du Seuil — 15 €


Depuis plusieurs livres, Maryline Desbiolles a orienté son écriture vers l’enquête, mais une enquête qui s’autorise la rêverie et la poésie. Ici, c’est la mort de son père qui l’emmène dans une promenade généalogique, où l’émotion et l’humour font parfois bon ménage. Elle joue d’un parallèle entre les migrations des oies sauvages et le retour persistant des morts, pour peu que leurs noms ne s’effacent pas sur la pierre des tombes et que l’écriture les perpétue. Dans ce texte sinueux, non dénué d’humour çà et là, on côtoie des héros discrets ou célèbres, à l’instar du Niçois Virgil Barel, mythique militant et député communiste. Mais aussi des ombres comme la période de l’Occupation a pu en produire. On revisite les faits traumatiques déjà évoqués, le plasticage de la boutique de ses grands-parents à Ugine, ou l’exécution de deux jeunes résistants - Ange et Séraphin-, dont les corps furent exposés à Nice*. Jamais l’auteure n’avait autant évoqué le trouble des histoires familiales, les tensions (entre Ugine et Nice, entre son père et elle), jamais elle ne s’était autant (r)approchée de ses morts. Et de ce qui meurt autour d’elle : une vallée, des usines, une société plus accueillante à l’étranger.
D. M.
* L’auteure avait lu ce passage alors inédit lors de sa venue
au Printemps du livre de Grenoble

N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures
Paola Pigani, éd. Liana Levi — 17,50 €


On n’entre pas chez les Tsiganes facilement et pourtant c’est dans l’immobilisme forcé du camp d’internement des Alliers au sud d’Angoulême où ils sont enfermés
en 1940, sous la surveillance de la police française à la demande de la Kommandantur, qu’on les voit vivre pendant six ans, à travers le regard d’Alba arrivée à l’âge de 14 ans.
À travers vingt-cinq courts chapitres, conçus comme autant de tableaux
dans un temps suspendu de la vie d’Alba, on suit son petit-frère, sa mère aveugle, et son père Louis. Dans ce camp, tout est gris même la soupe, et la seule lumière vient de ceux qui sortent : les hommes qui vont travailler à la fonderie,
les petits que l’institutrice parvient à faire sortir et la rencontre d’Alba avec Silvère, son premier amour.
On est touché par la capacité de ces personnes, malgré l’enfermement et l’extrême tristesse du lieu, à être en lien avec la nature et à rester humains. Une belle manière de comprendre la force de vie du collectif, du détachement de la vie matérielle, bref de l’art de vivre de ce peuple très bien raconté grâce au témoignage d’un parent de l’auteur qui a connu Alba grand-mère.
J. B.

Réparer les vivants
Maylis de Kerangal, éd.Verticales Phases Deux — 18,90 €


24h pour suivre un cœur dans ce roman magnifique, conduit par une écriture rythmée, soutenue, opiniâtre, qui vibre comme une pulsation cardiaque. Simon Limbres (presque « limbes »), 20 ans, surfeur, vient d’être victime d’un accident de la route, il est maintenu en vie artificielle le temps de laisser à ses parents le choix du don de ses organes. Le père et la mère sont confrontés à la violence de cette nouvelle. Ils chemineront jusqu’à la décision à prendre, éprouvant la réalité du milieu hospitalier. C’est une organisation sans faute que requiert ce type d’intervention pour parvenir jusqu’au receveur. Tous les protagonistes sont justes, humains. Il n’y a pas de héros mais une chaîne qui se met en place, pour que la vie continue dans le corps d’une femme de 50 ans. Une figure généreuse se détache, Thomas Rémige, l’infirmier coordonateur qui accompagnera Simon jusqu’au bout en fredonnant un chant inspiré de son chardonneret, oiseau rare ramené d’Algérie. Un roman où vie et mort se trouvent étroitement mêlées.
Ch. G.

Calcutta
Shumona Sinha, éd. L’Olivier — 18 €


Ce roman s’ouvre sur la mort de Shankhya, le père de Trisha la narratrice : elle revient dans la ville de Calcutta pour la crémation, retourne dans la maison familiale
désertée. Le passé, confus, les souvenirs lui reviennent en mémoire : elle retrouve les objets de son enfance, la couette rouge où son père, communiste, cachait son revolver, le flacon rempli d’huile d’hibiscus avec laquelle on massait le crâne de sa mère lorsque celle-ci s’enfermait dans la mélancolie. Elle se souvient des fêtes, des mariages, elle nous fait sentir les parfums, la rose et le curcuma, et nous montre les bracelets d’or aux chevilles des femmes qui tintent lorsqu’elles dansent.
En brossant l’histoire de sa famille, l’auteure nous raconte aussi l’histoire politique du Bengale des années 70 où les communistes étaient pourchassés et souvent exécutés. Les deux histoires se mêlent souvent, car le père ne rentre pas et l’enfant qui l’attend derrière la fenêtre sait que les rues sont pleines de danger.
L’auteure nous livre un roman nostalgique, intime mais traversé par le souffle de l’Histoire et même si l’on ne connaît pas l’histoire du Bengale, on se laisse prendre par la poésie du texte.
D. B.

Au milieu de l’hiver
Marie Billet, éd. Elytis — 12 €


Le troisième roman de la grenobloise Marie Billet nous entraîne dans l’univers de Sofia, une jeune femme née dans les années 1960 en Algérie, et qui se retrouve ballottée entre les deux rives de la Méditerranée au gré des désirs de sa famille et des événements dramatiques qui vont jalonner sa vie. Dans cette famille de commerçants aisés, Sofia est sous le joug d’une mère autoritaire qui sait que le savoir et l’éducation favorisent la rébellion et empêchent la soumission des filles. Aussi quand elle jette dans le feu le cartable de Sofia, pour cette dernière, avide d’apprendre, c’est l’effondrement de tous ses espoirs. Dès lors il lui a fallu obéir, et subir.
Les mariages ratés, la guerre civile, et Sofia s’est retrouvée au fond du gouffre. C’était sans compter sur le désir impérieux de cette femme d’être un jour maîtresse d’elle-même et de son destin. Elle a alors quitté sa famille, laissant ses enfants à sa mère et est arrivée en France, là où elle savait que viendrait son salut. Après de multiples embûches et désillusions, Sofia a rencontré sur sa route des personnes qui vont croire en elle et lui insuffler le souffle nécessaire pour l’accompagner dans sa quête de femme indépendante.
Il lui a fallu également se battre sur tous les fronts : apprendre le français avec acharnement, trouver du travail, assumer le quotidien et le relationnel avec ses enfants retrouvés. De cette histoire réelle, l’auteur a su, pour notre plus grand plaisir, tirer un roman émouvant et palpitant.

F. D.

Et je prendrai tout ce qu’il y a à prendre
Céline Lapertot, éd.Viviane Hamy — 17 €


Charlotte est dans l’attente de son verdict, une journée de patience avant de passer devant le juge. Elle profite de ce temps pour écrire son histoire, sa défense, car elle ne peut parler, étant restée trop longtemps dans le silence. À 7 ans, alors qu’elle est adorée par son père, tout bascule. Il devient violent et l’oblige à dormir dans la cave humide aux odeurs de moisissures, et plus tard elle sera enchainée sur le lit. Petite fille qui grandit dans la terreur, la haine. Abandonnée par sa mère qui elle même se terre dans la crainte des coups. Pendant sa scolarité, elle sera toujours rejetée, ne s’en sortant que par la passion de la lecture. Les professeurs lui tendront des perches, qu’elle sera sur le point de saisir, mais les mots resteront coincés au fond de sa gorge.
Dix ans de mutisme, de souffrance intense et de colère qui prennent fin le jour où son père va pourtant commettre l’insoutenable, l’insupportable :
ce sera la délivrance par le meurtre.
On est partagé pendant la lecture de ce livre entre la colère et l’incompréhension, mais on comprend les raisons de son silence. Un livre qui bouscule avec une écriture percutante.
M.-N. C.

Mendiants et orgueilleux
Albert Cossery, éd. Joëlle Losfeld — 15,90 €


Une belle découverte grâce à la réédition pour le 100e anniversaire de sa naissance de ce roman intemporel d’Albert Cossery. Nous suivons Gohar, ancien professeur de philosophie qui a choisi d’être mendiant, au gré de son humeur paresseuse et nonchalante dans les bas-fonds du Caire des années 1950. En pleine crise hallucinogène due au manque de hachisch,
il vient de commettre un crime gratuit en assassinant une jeune prostituée. Pour démêler l’intrigue, une succession de personnages va entrer en scène, riches en couleur, comiques, laids, simples et dignes. Un vendeur de hachisch, une mère maquerelle, un policier homosexuel, un homme tronc et son épouse jalouse … Gohar avance dans ces rues, sans culpabilité, répandant sa sagesse et sa liberté de vie, débarrassé des contraintes quotidiennes et des richesses qui nous rendent esclaves. Il nous enseigne la sagesse trouvée dans cette vie simple, intense et joyeuse ou le sommeil et le rire ont la part belle même dans le dénuement le plus total. Condensé des idées chères à Cossery : ne rien posséder pour vivre libre, aimer la vie et les jolies filles, ce livre nous donne à réfléchir sur les moyens de trouver notre liberté.
Ch. G.

Les Fleurs d’hiver
Angélique Villeneuve, éd. Phébus — 15 €
Ce roman s’attache au retour d’un soldat en 1916, Toussaint, hospitalisé au Val-de-Grâce parmi d’autres « gueules cassées ». L’absence des hommes, soudaine, brutale, a bouleversé le quotidien de tant de familles à mesure que la guerre s’éternisait. Jeanne, la femme de Toussaint, ouvrière fleuriste à domicile, jongle avec ses longues heures de travail, les économies à faire sur tout, l’alimentation et le chauffage à calculer au plus juste, sans oublier la petite Léonie à aimer et protéger. L’auteure s’attache à Jeanne et à ses voisines de palier, elles aussi ouvrières à domicile, travaillant dur pour suppléer l’absence des hommes.
Le retour à la maison de Toussaint, après des mois passés au Val-de-Grâce pour essayer de réparer son visage détruit, sera douloureux et pesant. Deux ans durant, la petite Léonie n’avait eu comme représentation de son père qu’une photo sur la cheminée, celle d’un papa beau et souriant. Il faudra du temps à Jeanne pour renouer une vie commune avec cet homme absent, muré dans le silence, apeuré par ce retour à la vie civile, dont le seul réconfort semble être la compagnie d’autres « gueules cassées ».
Subtilement travaillée, l’écriture de l’auteure reste en retrait pour laisser le lecteur immergé parmi les personnages, abasourdi face à la complexité de cette période de notre histoire.
Y. B.

Autres plaisirs


L’Université de Rebibbia
Goliarda Sapienza, éd. Le Tripode — 19 €
Après l’Art de la joie, Goliarda Sapienza développe avec brio « l’art de l’attention à l’autre ». Pour ne pas perdre le goût de la liberté dans cet environnement carcéral, il faut détecter rapidement à qui on a affaire (amie/ennemie) et faire le choix, ensemble, de la vie, de la joie, de l’apprentissage du « langage premier ». Alors, au sein de cette communauté cosmopolite, la beauté protectrice s’insinue.

Prières nocturnes
Santiago Gamboa, éd. Metaillé — 20 €
Élevés dans une famille de la classe moyenne colombienne peu aimante et étriquée, Manuel et Juana se construisent un rêve de liberté. La disparition brutale de Juana conduit Manuel à partir à la recherche de sa sœur. Arrêté à Bangkok pour trafic de drogue et menacé de mort, il touche par son histoire le consul de Colombie, qui veut retrouver Juana pour le convaincre de lutter.

Les douze tribus d’Hattie
Ayana Mathis, éd. Gallmeister — 23,40 €
Hattie fuit la Géorgie avec sa mère et ses sœurs. A Philadelphie, elle a à peine 16 ans quand elle épouse August, espérant une nouvelle vie, une nouvelle liberté. Douze enfants naitront et c’est au travers de ces portraits, de 1923 à 1980, que se dessine aussi celui d’Hattie, femme puissante et dure qui se bat pour la survie de ses enfants.

Là où leurs mains se tiennent
Grégory Nicolas, éd. Rue des Promenades — 14 €
Un premier roman drôle, mordant, d’une construction originale. Jean-Baptiste Moysan est orphelin, élevé par sa grand-mère, ses parents mourant l’un après l’autre dans des conditions surréalistes. Il va faire face et devenir champion cycliste. Il nous raconte la famille, l’enfance, l’amour, le monde exigeant du cyclisme.

Le silence des rails
Franck Balandier, éd. Flammarion — 12 €
Etienne, raflé en juillet 1942 parce qu’homosexuel, est déporté au Struthof - le seul camp de la mort en territoire français. Il va subir l’humiliation de porter le triangle rose, et autres outrages. Obligé à de terribles compromissions pour sauver sa peau, utilisé comme cobaye pour des expériences médicales, il est sauvé in-extremis par l’arrivée
des alliés et la désertion des nazis.

Kinderzimmer
Valentine Goby, éd. Actes Sud — 20 €
Résistante, Suzanne (Mila pour le réseau) est arrêtée, déportée à Ravensbrück, où survivent et meurent des milliers de politiques. Enceinte de trois mois, elle puise en elle-même d’incroyables forces pour porter l’espoir malgré l’enfer absolu. Sur le fil d’une fiction risquée, Valentine Goby livre un texte magistral, hanté par la misère des corps et l’espoir à toute épreuve.

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